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— Emma ne perd pas une occasion d’exhiber sa peur…
Voilà ce que ses tantes disaient à son sujet, sans méchanceté mais en secouant la tête, abasourdies. De fait, elle avait peur de tant de choses… Elle était d’ailleurs la première à l’admettre.
Les Valkyries étaient courageuses, violentes, et avaient toutes dans la vie un but précis : veiller sur des armes indestructibles qu’il fallait à tout prix empêcher de tomber entre de mauvaises mains, protéger une lignée humaine particulièrement noble ou puissante, ce genre de choses. Elles étaient considérées comme des anges gardiens.
Quant à Emma… ma foi, elle s’était lancée dans l’aventure épique de… l’université. À Tulane. Elle n’avait même pas quitté sa ville pour gagner son identité d’Emma la Diplômée, titulaire d’une maîtrise de culture populaire.
Une nuit de son enfance, elle jouait dans son bac à sable quand elle avait vu du coin de l’œil la lueur jaunâtre d’un groupe de goules en route pour le manoir.
Elle s’était précipitée à l’intérieur en hurlant :
— Au secours ! Il faut s’enfuir, vite !
Ses tantes avaient échangé un regard. Annika, gênée, les sourcils froncés dans son visage d’une stupéfiante beauté, avait pris la parole en leur nom à toutes :
— Voyons, ma chérie, qu’entends-tu exactement par « Il faut s’enfuir » ? Nous ne nous enfuyons jamais. Ce sont les autres qui s’enfuient devant nous, tu comprends ?
Lorsque Emma avait décidé de partir en voyage à l’étranger, elles en étaient restées sidérées. Elles l’auraient été davantage encore de la voir s’engouffrer dans l’ascenseur, prête à rejoindre le Lycae qui l’attendait dehors. Quand elle l’avait traité de monstre, il avait battu des paupières puis quitté la pièce en coup de vent, après lui avoir ordonné de le rejoindre en bas, à la voiture.
À la voiture. Bordel de merde. Elle allait vraiment faire une chose pareille ? Pendant la descente, elle passa brièvement en revue les avantages et les inconvénients de ce départ commun.
Avantages. Premièrement, elle pourrait peut-être se servir du garou pour mieux se comprendre et percer à jour sa nature profonde. Deuxièmement, il éliminerait les vampires de rencontre, ce qui reviendrait à la protéger.
Inconvénient. Il ne lui avait pas dit s’il comptait la tuer ou non, au bout du compte. Peut-être la défendrait-il contre les vampires, mais qui la défendrait contre lui ?
Ses tantes ne s’enfuyaient jamais, mais Emma, elle, était douée pour ça. Tant qu’elle n’était pas en voiture avec Lachlain, elle avait une chance…
En sortant de l’ascenseur, elle le repéra immédiatement, dehors, dans l’allée, de l’autre côté de la réception. Il avait déjà les yeux fixés sur elle. Elle inspira profondément, enchantée pour une fois de s’être disputée avec Regina – cela avait le don de la mettre en colère, au point de lui faire par moments oublier sa retenue et frôler l’explosion.
Il se tenait près d’une grosse voiture noire, une… Mercedes ? Emma arqua le sourcil. Monsieur avait donc loué une Mercedes 500 qui allait lui coûter une fortune, puisqu’ils l’abandonneraient dans un autre pays.
Les loups-garous n’aiment pas les Audi S6, on dirait.
C’était un Lycae, d’accord, mais personne ne devinerait jamais qu’il n’appartenait pas à l’espèce humaine. Nonchalamment appuyé à la portière, les bras croisés, il avait l’air d’un homme tout à fait normal, quoique plus grand et plus fort que la moyenne… et inexplicablement attirant.
Malgré son allure détendue, son regard demeurait perçant, et la lumière des réverbères mettait en valeur son imperturbable concentration. Emma réprima une brusque envie de jeter un coup d’œil par dessus son épaule pour voir qui il dévorait des yeux, en réalité.
Est-ce que cela valait le coup de se retrouver dans une situation aussi effrayante, juste pour être à l’origine d’une expression pareille ? Pour savoir quel effet cela fait, quand un type magnifique vous contemple comme si vous étiez la seule femme au monde ?
Toute sa vie, elle avait vécu dans l’ombre de ses tantes, de véritables perfections qui semblaient sortir tout droit des légendes nordiques. Sa mère était morte lorsqu’elle était bébé, mais elle se sentait encore éblouie par ce qu’on lui avait raconté sur la beauté fabuleuse de la disparue.
Alors qu’elle, elle était maigrichonne, livide, et… elle avait les dents longues.
N’empêche qu’un homme splendide la fixait d’un regard brûlant à faire fondre le métal. S’il ne lui avait pas fichu une trouille bleue et ne l’avait pas agressée… s’il parvenait à être le tendre amant qui lui avait caressé les seins et grondé à l’oreille qu’elle avait la peau douce, Emma l’accompagnerait-elle de son plein gré ? Il l’avait touchée d’une manière nouvelle et lui avait fait découvrir des sensations inconnues ; tout ce qu’elle avait envié à autrui. Le simple fait d’enfouir le visage contre sa poitrine virile avait représenté pour elle une expérience inédite, à laquelle elle n’aurait renoncé pour rien au monde.
Enhardie, elle laissa son regard glisser sur le corps athlétique avant de revenir lentement au visage. Pas de sourire vaniteux, ni de grimace contrariée. On aurait juste dit qu’ils caressaient le même genre de pensées, elle et lui.
L’attirance qu’il exerçait sur elle devint si forte, à cet instant, que l’esprit d’Emma se ferma comme si elle se déconnectait de la réalité. Ses talons cliquetaient sur le sol de marbre du grand vestibule où elle s’avançait, frémissante. Lachlain se redressa, les muscles contractés.
Elle aurait juré que ses seins étaient plus opulents qu’à l’ordinaire. Ses longs cheveux blonds dissimulaient à peine ses oreilles… en public ! Elle avait presque l’impression d’être sortie sans soutien-gorge – de se montrer… provocante. Elle s’humecta les lèvres. Le Lycae serra les poings en réponse.
Elle attendait quelque chose de lui ; s’il était capable de le lui donner, ne devait-elle pas courir le risque d’essayer tout le reste ? C’était pour ça qu’elle avait accepté de se doucher en sa compagnie, et il ne lui avait fait aucun mal. Non, en fin de compte, il avait tenu parole…
L’enchantement fut brisé par une Ferrari qui s’arrêta dans un hurlement de freins et une puanteur de pneu brûlé derrière la Mercedes. Deux starlettes européennes en descendirent, corps de rêve dessinés par des robes moulantes. À sa grande surprise, Emma en fut extrêmement contrariée, car elle ne doutait pas que Lachlain allait les dévorer des yeux. Lorsque les deux blondes aux longues jambes et aux gros seins le repérèrent, elles se figèrent sur leurs talons aiguilles. Elles se mirent à glousser bruyamment, dans l’espoir d’attirer son attention.
Échec total. Les poupées Barbie firent la moue, puis l’une d’elles laissa tomber son rouge à lèvres, qui roula jusqu’aux pieds du Lycae. Emma n’en crut pas ses yeux quand la « maladroite » se pencha juste sous le nez de Lachlain… en guettant sa réaction.
Ça m’est égal. En ce moment, je regarde exactement qui je veux, semblaient dire les prunelles brûlantes du garou. Emma frissonna.
Dépitées par leur échec retentissant, les deux actrices renoncèrent et s’éloignèrent, non sans jeter à Emma un coup d’œil venimeux. Comme si Lachlain lui appartenait ! Comme si elle l’empêchait de leur courir après ! Alors qu’elle était prisonnière… plus ou moins.
— Pas de chance, les filles, siffla-t-elle pour les seules oreilles des blondes.
Elles blêmirent et pressèrent le pas. Emma était peut-être une froussarde quand elle avait affaire aux créatures du Mythos, mais en ce qui concernait les humains, elle se sentait capable de se défendre.
Restait à savoir comment elle allait se débrouiller, en voyage avec un loup…
Lachlain avait regardé la vampire s’avancer dans le vestibule avec trop de grâce pour avoir l’air réellement humaine. Elle paraissait incroyablement calme et sûre d’elle – une véritable aristocrate. À la voir drapée dans son assurance, jamais on n’aurait cru qu’elle était peureuse.
Puis elle avait changé.
Il n’aurait su dire pourquoi, mais son regard s’était fait brûlant. Comme si elle était à la recherche d’un partenaire… et il avait réagi. La moindre parcelle de son être avait réagi. Il n’avait d’ailleurs pas été le seul. Emmaline n’en avait manifestement pas conscience, mais sa démarche et ses mouvements langoureux avaient attiré tous les regards masculins. Les hommes s’interrompaient en pleine discussion pour se tourner vers elle, hypnotisés. Les femmes n’y coupaient pas non plus. Lachlain avait repéré sans difficulté les points sur lesquels se concentrait l’attention générale : les vêtements et la chevelure, côté femmes ; les seins, les lèvres et les yeux, côté hommes.
Une explosion de rage avait secoué Lachlain. Emmaline lui avait dit en le regardant droit dans les yeux qu’au fond, il était un monstre. Elle avait raison… en partie. À présent, la bête en lui mourait d’envie de massacrer les mâles qui osaient regarder sa femelle, alors qu’il ne l’avait pas faite sienne. Il était trop vulnérable. L’instinct lui hurlait d’emmener immédiatement sa promise…
Alors il comprit. Les vampires étaient naturellement belles – caractéristique utile à ces chasseresses, qui s’en servaient pour manipuler puis tuer leurs proies, mais aussi pour se défendre. Et il réagissait exactement de la manière prévue.
Lorsqu’elle le rejoignit, il lui jeta un regard noir. Elle fronça les sourcils, surprise, et déglutit nerveusement.
— Je pars avec vous. Je n’essaierai pas de m’échapper. (Sa voix, soyeuse et séductrice, évoquait les murmures fous qui s’échangent au lit.) Je vous aiderai, mais je vous demande de ne pas me faire de mal.
— Je t’ai dit que je te protégerai.
— La nuit d’avant, vous avez dit que vous me tueriez peut-être. (Le mécontentement de Lachlain ne fit que croître.) Alors s’il vous plaît, est-ce que vous pourriez… euh… essayer de vous retenir ?
Elle fixait sur lui ses grands yeux bleus candides.
S’imaginait-elle que ses ruses lui permettraient de le contrôler ? D’apaiser la bête en lui ? Alors qu’il n’arrivait pas lui-même à la maîtriser.
Une étrange bourrasque se leva, glacée, jetant une boucle blonde contre la joue d’Emmaline. Ses yeux se plissèrent puis s’écarquillèrent, tandis que ses mains se posaient sur la poitrine de Lachlain. Il baissa les yeux : les griffes roses s’étaient tendues telles de petites dagues.
Le danger rôdait, elle venait d’en prendre conscience. Il parcourut les alentours du regard. Lui aussi, il sentait quelque chose, mais l’impression s’avéra d’autant plus fugace que ses sens n’avaient pas l’acuité habituelle. Pas encore. De toute manière, il n’était pas étonnant que le danger rôde autour d’elle. En tant que vampire, elle avait des tas d’ennemis… qu’il aurait autrefois applaudis, alors que maintenant il était décidé à les éliminer – comme tous ceux qui chercheraient à s’en prendre à elle.
Au lieu de le lui expliquer, pourtant, il repoussa ses petites mains d’un air dégoûté.
— Je suis prêt à parier que tu te sens mieux en ma compagnie que toute seule, dehors.
Elle acquiesça.
— On y va ?
Il répondit d’un petit hochement de tête puis s’approcha de la portière passager, pendant qu’un employé de l’hôtel ouvrait celle d’Emmaline et l’aidait à s’installer. Lachlain se crispa en songeant qu’il ne l’avait pas fait, lui.
Après s’être brièvement battu avec la poignée de sa portière, il rejoignit sa compagne dans la voiture, où il prit possession d’un siège confortable. L’habitacle était luxueux, quoique étrange : le revêtement intérieur n’avait pas une odeur organique, alors qu’on l’aurait cru en bois.
Emmaline jeta un coup d’œil sur la banquette arrière, couverte des magazines qu’il avait fait acheter par le réceptionniste, mais se retourna vers l’avant sans même interroger Lachlain du regard.
— Je peux nous emmener jusqu’à Londres… (Elle pressa un bouton.) Après, il me faudra de l’aide.
Il acquiesça, tandis qu’elle réglait rapidement son siège en l’avançant, puis tirait devant son torse une sorte de harnais.
— C’est une ceinture de sécurité, expliqua-t-elle. Très utile.
Après quoi, elle attrapa un levier, qu’elle mit en position « C ».
Bon sang ! Si ce « C » signifiait « Conduite » et qu’il n’en fallait pas davantage pour démarrer, Lachlain n’allait pas tarder à s’y connaître. Comme la vampire fixait du regard sa ceinture de sécurité à lui, il plissa le front en lâchant, laconique :
— Immortel.
Ce mot eut le don d’agacer la demoiselle, il s’en aperçut aussitôt. Elle écrasa brusquement une des pédales disposées devant elle sur le plancher de la voiture, qui fonça dans la circulation parisienne. Après quoi, elle lui jeta un coup d’œil en coin. Sans doute espérait-elle lui avoir fait peur, mais c’était tout bonnement impossible : il savait déjà qu’il allait adorer les voitures.
— Moi aussi, je suis immortelle, en principe. (Elle était visiblement sur la défensive.) Mais si j’ai un accident et que je me retrouve assommée jusqu’au matin, la carte d’allergique au soleil que ma famille m’oblige à balader partout ne me sera d’aucune utilité, vous comprenez ?
— J’ai compris cinquante pour cent de ce que tu viens de dire, annonça-t-il avec calme.
— Je ne peux pas m’offrir une voiture pareille, marmonna-t-elle en contournant d’autres véhicules.
Pourquoi s’inquiéter de l’argent ? Qui oserait lui couper les vivres ? Non seulement les vampires avaient toujours été riches, mais en plus, au moment où ils avaient capturé Lachlain, ils commençaient à investir dans le pétrole. Un marché qui avait manifestement prospéré. Rien que de très normal, car tout ce que touchait Demestriu, le roi de la Horde, se transformait en or.
L’évocation de Demestriu alluma en Lachlain une rage qui faillit l’étouffer. Une douleur atroce irradia à travers sa jambe. La poignée fixée au-dessus de sa tête s’écrasa dans son poing.
Une petite exclamation étouffée échappa à la conductrice.
— Combien ça coûte, une poignée ? murmura-t-elle pour elle-même, le regard fixé devant elle. Franchement.
Cette inquiétude futile pour quelque chose qui n’avait aucune importance acheva d’exaspérer Lachlain. Sa fortune… leur fortune l’attendait… les attendait à la maison. Il leur suffisait d’y aller.
À la maison. Il rentrait à Kinevane, sa demeure ancestrale des Highlands, en compagnie de son âme sœur. Enfin. Si elle n’avait pas été une vampire, il se serait réjoui.
Au lieu de broyer du noir.
Comment le clan réagirait-il à l’insulte inouïe que représenterait la présence en son sein d’une créature pareille ?